Le zéro huit

Publié le 25 Octobre 2013

1968… Revin, commune industrielle du nord des Ardennes, moins de 5 000 habitants, des hivers de 5 mois pendant lesquels tu as le sentiment d'être abandonné par le 20ème siècle. Pas loin de Revin, un fromage, le Rocroi, caillé à l'urine de vache (légende des campagnes ?) qui renvoie le Maroilles de ch'Nord au rang de plaisanterie pour ado en mal de virilité. Partout dans les bois, sans les chercher, tu trouves des myrtilles comme s'il en pleuvait, même au pied des croix des maquisards enterrés à la va-vite, teutons obligent, des vipères aussi, et des tenderies aux grives. Des murailles de fougères, enracinées dans une terre de bruyère au parfum incomparable les jours de pluie, protègent une nature peu docile mais encore magnifiquement saine à cette époque. Le jeudi, jour d'abstinence scolaire, les parents laissent partir des ribambelles de mômes, casse-croute dans les besaces, pour des expéditions au long cours. Aucune voyette (une fois de plus, google est ton ami), aucune sente, aucune forêt, de jour comme de nuit, n'est inconnue des enfants dès lors qu'ils sont en âge d'obéir à leurs ainés.

La partie de pêche, en bord de Meuse, est permise, voire préconisée. Elle occupe, rend minutieux - essaie d'accrocher une sauterelle unijambiste ou un asticot fraichement sorti de l’abattoir sur un hameçon de 22 sans ardillon, et on en reparle, tu veux ? - et accessoirement agrémente le repas du soir ! Des pêcheurs aguerris, installés plus loin, dissimulés par les roseaux, ont la casquette de grosse toile bleue vissée sur le crane. La visière est patinée par la répétition du pincement rituel qui vise à vérifier cent fois par jour le bon positionnement du couvre-chef. Mais l'usure peut aussi trahir la concentration ou l'impatience face à la touche. Les anciens veillent sur les gosses et partagent volontiers les petits secrets qui remplissent les bourriches. Pourquoi font-ils ça ? Parce que les minots habitent le quartier, peut-être, et que dans ce coin de France, il n'est pas nécessaire de connaître pour aider. Il paraît que plus tard, au 21ème siècle, il deviendra dangereux de laisser vagabonder les enfants, même pas très loin des parents ? Drôle d'époque ! Là, les ainés, même très ainés, sont toujours les précepteurs des plus jeunes, c'est comme ça que la tradition a survécu au fil des générations. Seul le patois échappe à la règle, le nombre de ses adeptes se réduisant comme peau de chagrin, au fur et à mesure du temps qui passe. Mais aujourd'hui encore l'accent local, à couper au couteau, n'a pas pris une ride. Heiiiiin, mon gamiiiiin !

Le mont Malgré-Tout, qui surplombe la ville à l'est, est un terrain de jeux d'une impressionnante diversité, été comme hiver. A partir de juin, les prés, les bois et les clairières regorgent de kids en mal d'aventures, de glissades en cartons, de westerns scénarisés avec les moyens du bord, le noisetier fournissant aussi bien l'arc et les flèches que le couteau, le pistolet et la carabine. Le jeu qui rassemble les plus endurants et les moins chochottes est une sorte de "gendarmes et voleurs", version ruralo-montagnarde. Les forces en présence sont équipées de sarbacanes et de carquois entiers de flèchettes de papier roulé en spirale. Bon nombre de Pif Gadget, Spirou et autre Journal de Mickey ont terminé en bandelettes, que nous rangions soigneusement dans des étuis, et réservions à la confection de nouvelles munitions, au cas où celles prévues viendraient à manquer sur le champ de bataille. Cette affaire-là était très sérieuse, je te prie de le croire, et ne souffrait d'aucun à peu près !

Le principe du jeu est extrêmement simple. Sur un territoire donné, généralement une dizaine d'hectares, une équipe de fins limiers piste une horde de gangsters afin de provoquer une ultime bagarre rangée juste avant que le retour à la maison, vitesse grand V, ne sonne le glas du jeu… Point de sarbacanes achetées dans le magasin de jouets, ce n'est pas la tendance. Par contre, la ville est assez rapidement dévalisée en tube de pvc, tous demandés puis coupés d'une longueur quasi identique. Le quincailler (qu'avait pas qu'un cahier) et le droguiste, complices, prennent très au sérieux leur rôle de conseiller pour assurer aux indécis une force de frappe égale à celle de l'ennemi potentiel. Les guerriers rivalisent d'ingéniosité pour personnaliser chaque sarbacane. Les tubes s'ornent de chatterton de couleur et d'empiècements de caoutchouc - un vieux bout de tube d'arrosage fait parfaitement l'affaire - matérialisant les emplacements des mains. Les plus inventifs y greffent même une poignée, censée rendre la visée moins aléatoire, ou, comble de sophistication, un viseur collé en bout de tube. Aucun intérêt, juste fait pour les trompettes ! Après coup, je soupçonne même quelques papas d'avoir mis leur grain de sel dans la confection de l'armement, histoire de montrer à leur rejeton qui était le patron ! Au fur et à mesure, les stratégies vestimentaires se développent et les fourmis guerrières, initialement multicolores, visibles même de la rue principale de la commune, se parent rapidement de couleurs sombres, terreuses, ou kaki. Pour le plus grand bonheur du "Stock américain" du coin dont la clientèle ne comportait que des primo-hippies version zone rurale, je te laisse imaginer, des militaires nostalgiques et des braconniers...

Ces heures entières passées à traquer ou être traqués, se cacher dans les trous, se jeter dans les fossés hypothétiquement secs, escalader des rochers a priori solides et quelques fois pas a posteriori, grimper dans les arbres supposément résistants (dans le maquis, c'est le moins que tu attendes d'un arbre...), se couvrir de fougères coupées (fais gaffe, c'est compliqué à couper à la main, la fougère, il te faut le couteau ou a minima le caillou plat aiguisé) pour mieux surprendre l'ennemi et le cribler de fléchettes en papier, ont fait notre bonheur et la tranquillité des parents pendant de longs après-midis estivaux. Pour contenter tout le monde, et sous couvert de ma pote la Rousse qui précise que le mot "après-midi" est hermaphrodite, je peux te proposer, si tu le souhaites vraiment, une fin de paragraphe alternative en féminisant les deux derniers adjectifs de la phrase précédente. C'est toi qui vois !

Il tombe tellement de neige entre mi-novembre et fin mars que la ville a naturellement calé son rythme cardiaque sur cet impératif climatique. D'ailleurs, si par hasard, la première neige de la saison se met à tomber alors que tu es déjà endormi, les parents te réveillent, si l'heure est encore raisonnable quand même, les Ardennais ne sont pas des sauvages, pour une colossale bataille de boules de neiges dans les rues, sous la seule lumière des lampadaires. Pour comprendre l'importance que revêt cette saison, il te faut maitriser quelques paramètres ! D'abord, sache que l'activité industrielle du coin est avant tout métallurgique. Ce qui confère à chaque père, oncle, cousin ou frère une expertise essentielle dès qu'il s'agit d'assembler, souder, braser, en un mot bricoler sérieusement ! Le grand rituel, à la rentrée de septembre, est d'entreprendre la rénovation ou la création des bayeaux pour l'hiver… Je ne te fais pas languir, le bayeau, c'est la luge ou le traineau en patois local ! Forcément adapté à l'âge et au gabarit du pilote ou prétendu tel, l'engin de glisse est personnel, autant dans sa conception que dans son aspect. Conçu en métal, ou assemblage bois métal, voire bois seul, le bayeau est la fierté de la famille et va défendre ses couleurs dans les championnats du monde (au moins) improvisés sur les pentes des montagnes avoisinantes, les mêmes qui servent aux sarbacanneurs durant l'été.

Tu dois aussi savoir que la seule route qui monte au plateau des Hauts-Buttés est fermée pendant 4 mois, mais pas avant que les camions, quelquefois des Deutz abandonnés à la fin de la guerre et précautionneusement entretenus par des mécanos scrupuleux, aient ravitaillé les hameaux et fermes isolées là-haut. Ces monstres mécaniques sont sévèrement puissants et chaussés de pneus comme tu n'en vois que dans les dessins animés captés sur la télé des grands-parents. Ils tracent, involontairement et sans sourciller, sur une dizaine de kilomètres d'ascension, des ornières de glace à fond de verglas, profondes d'une trentaine de centimètres, qui serpentent au gré des virages et du relief dans une coque d'un mètre de poudreuse, quelquefois plus, selon les caprices du vent… Imagine deux mini-pistes de bob parallèles, séparées d'à peine 2 m (la longueur des essieux des camions), longues de 10 kms, entièrement dédiées aux délires ludiques de centaines de gamins, assis ou allongés sur leurs montures… Le bonheur à l'état pur ! L'adrénaline en gourde !

Sans concertations préalables, les enfants se répartissent par morphologies tout au long de la route, les petits au plus bas, proches de la ville et les grands plus haut, en direction du plateau. Pour les plus courageux de ces derniers, la fin de la journée est rituelle. Deux heures avant la tombée de la nuit, les descentes en mouvement perpétuel s'arrêtent et commence alors l'ascension jusqu'au point le plus haut, à l'amorce du plateau des Manises. Note, siteplé, que personne n'a de montre, mais que le timing est toujours bon ; merci les églises ! A vue de nez glacé, tu comptes une heure trente de marche, dans le froid et quelquefois le brouillard, pour une vingtaine de p'tits gars pas mauviettes, pas trop d'échanges, juste l'idée d'arriver là-haut vite, pour s'offrir le clou de la journée, la descente de 40 minutes non-stop ! Le départ se fera en train de luges, jusqu'à ce que la vitesse, très rapidement acquise, et l'amplitude qu'elle génère en fin de rame, éjecte un à un chaque éphémère lanterne rouge (surtout les joues) du convoi. Les valdingues sont tellement puissants qu'il n'est pas rare de stopper le ruban de luges pour aider un malchanceux à s'extraire d'un fossé dans lequel il est enfoncé jusqu'à la poitrine, quelque soit son sens d'entrée dans la neige. Ensuite, lorsque la pente s'amplifie à moitié de parcours, chacun gère sa propre destinée et la course commence ! Tous les coups sont permis, puisqu'il est pratiquement impossible de dépasser tant l’ornière est étroite. Allongés, tête en avant, nous avons les cervicales en compote à force de deviner la trajectoire dans la froide obscurité naissante. Dans un mouvement qui devait me décontracter le cou, je me souviens avoir involontairement posé la bouche sur la barre qui rigidifiait l'écartement avant de la luge et m'être immédiatement retrouvé avec la lèvre soudée au métal gelé. Très très moyen comme sensation, surtout lorsque tu luttes pour grappiller la place que tu lorgnes depuis deux chutes et un dépassement raté... L'arrivée se juge au bas de quelques centaines de mètres d'une pâture constellée de trous d'obus qui forment autant de pièges rédhibitoires, surtout lorsque tu débaroules à fond de cale dans un ultime effort à la vie à la mort ! Jamais une blessure, enfin pas une qui vaille d'être rapportée. C'est d'ailleurs ce qui minimise l'impact des trous, déchirures ou brulures (eh oui, le frottement sur la glace) des anoraks, pulls et autres bottillons dans l'attitude du gouvernement parental. Ils furent nous avant nous, what else ?

Le soir, avant d'aller se coucher, chaque môme de la ville nettoie sa luge, la sèche, et passe les patins à la toile émeri pour préparer le prochain jour de liberté.

A cette époque, j'ai 13 ans, très envie de clarks, de cheveux longs, de jeans, de pantalons à pattes d'éph' et j'écoute "My year is a day" des Irresistibles et "Nights in white satin" des Moody Blues... Ca te parle ?

Mais c'est une autre histoire ! ^_^

6 youssounes ! d~.~b

PS 1 : Surroundé par Miles Davis dans "Tutu"... Atomique !

PS 2 : La talen-Tueuse Sand MULAS, faiseuse d'images, toujours en black & white ! Tout et le reste sur elle ici...

PS 3 : j'ai aussi mes mots bleus, tu as vu ? Ils s'illustrent par un clic, n'hésite pas !

Le zéro huit

Qui marche dans la neige ne peut pas cacher son passage...

Proverbe chinois

Rédigé par Eric Beugnot

Publié dans #Life

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F
Des mots qui rendent les gens heureux…. Simplement captivant ! Bravo<br /> PS : Finalement vous étiez de &quot;vrai Brisac&quot; ou la Dollar n'était qu'une &quot;Cacaille&quot;. En tout cas ton texte n'est plus du tatouillage, on perçoit clairement un vrai talent ! J'ai beuqué sur le Domino counter, c'est une berlue de pages vues ;-) Ada - bientôt
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E
Bonjour Fabienne,<br /> J'ai simplement mis la main sur la cliche, et ça s'est ouvert tout seul. ^_^<br /> Merci pour tes appréciations et aussi le fait d'avoir réveillé tant de mots de patois que je croyais oubliés à jamais... Que du bonheur !<br /> A bientôt !
L
Mieux que la guerre des boutons, la guerre des sarbacanes.... Belle glissade en enfance, au fil de l'eau et de la neige. Un dé-luge de bonheurs...
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E
Mieux qu'une glissade, un rush, Lili ! Aaaahhhh, la guerre des boutons, génial ! Mais parle-t-on d'un temps que les moins de 20 ans... ? <br /> <br /> Merci pour le message ! ;-)
R
J'en rigole encore: avant même de cliquer sur &quot;gourde&quot; j'aurais parié sur ce que j'allais voir....!!! Pas sur Mickey par contre... ;-)<br /> Bon, je me recouche, j'ai comme un frisson à l'idée (pas comme Johnny...) d'une marche dans le &quot;brouillard&quot; (clique sur ton lien ci-dessus) et, surtout, des lèvres collées au métal...!!
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E
Hello Roger ! Sur le coup de la gourde, je t'accorde que j'étais extrêmement prévisible ! Mais, va savoir pourquoi, la cible m'est apparue évidente ! ^_^<br /> <br /> De manière générique, j'adore la possibilité des liens qui complètent les mots de manière explicite, ou les déguisent pour provoquer la réaction cadeau-bonux... <br /> <br /> Merci de ton commentaire, c'est cool !